Agnès Propeck

« Sans titre »

 

Je me suis longtemps demandé pourquoi certains artistes choisissaient de placer cette formule « sans titre » en légende de leurs oeuvres, en particulier les photographes contemporains. Comme si ces derniers incitaient le spectateur de l'image à chercher hors du cadre un quelconque motif ; comme s'il importait pour eux de considérer autrement les rapports de la photographie avec le réel. Voire de les ignorer, avec en arrière pensée ce thème de la trahison des images incarné par le tableau de René Magritte « Ceci n'est pas une pipe ». J'ai compris que « sans titre » ne signifiait pas l'absence fortuite de titre ou l'indifférence de l'artiste à l'égard de ce geste consistant à inscrire un mot au bas d'un tableau. Mais plutôt que le recours à cet usage participait d'une volonté de ne pas enfermer l'interprétation de l'oeuvre. Agnès Propeck reprend à son compte ce « sans titre » qui résonne comme une injonction et signale que la lecture de son travail n'est soumise à aucune contrainte : chaque spectateur doit pouvoir se projeter en toute liberté dans l'univers de ses énigmatiques propositions visuelles. À ceci près que la formule consacrée est ici suivie de quelques mots mis entre parenthèses et faisant référence à un réel, à une expérience qui a, semble-t-il, nourri l'inspiration de l'auteur.

 

À ses débuts, Agnès Propeck développe une série de photographies s'appuyant pour l'essentiel sur des rencontres avec des objets. Elle les fait en quelque sorte parler - à l'inverse donc du principe de l'illustration, ce que la photographie n'est précisément pas ici -. L'image transcrit ce qu'il faut bien appeler une mise en scène, celle-ci consistant le plus souvent en un rapprochement d'objets ; un dialogue inattendu, sauf peut-être dans le monde de l'imaginaire. L'artiste est en effet animée par le désir de concevoir un propos visuel se développant au-delà du réel, jusque dans les sphères du monde mental. Quant au fond sur lequel se détachent les objets, comme dans beaucoup de ses premières photographies, il est presque uniforme : le spectateur de l'image est emmené sans détours vers l'essentiel, de manière à faire naître chez lui des sensations qui renverraient à sa propre expérience.

 

Peu à peu, Agnès Propeck introduit dans ses compositions un mouvement, un geste, et puis, tout dernièrement, un récit qui se développe autour de thèmes comme ceux de la violence et du dérisoire. Elle envisage aujourd'hui des décors qui prennent tout leur sens, dans un scénario tendant lui-même à s'humaniser : parmi ses pièces les plus récentes, il en est une qui met en scène une moitié de voiture tirée par un cheval sur la crête d'une colline. Les nuages dans le ciel répondent aux reliefs nuancés de la terre et installent une atmosphère. Mais l'enrichissement de la proposition visuelle ne signifie pas pour autant que le message se disperse. L'économie de moyens est toujours de mise. Celle-ci continue d'imposer son rythme: la maturation de chaque projet et sa réalisation nécessitent beaucoup de temps. Et si la photographie implique de toute évidence l'absolue maîtrise des éléments visuels qui la composent, ceux-ci font souvent jeu égal avec un mot ou une idée qui se loge derrière l'image. Comme en témoigne cette montagne de pommes de terre pelées et dont le motif doit être associé à une évocation du monde militaire.

 

Le pouvoir d'évocation de chacune de ces mises en scène combiné à l'objectivité de la représentation exige d'interroger le rôle que tient la photographie dans cette oeuvre. On aurait pu penser que la part principale de la création consistait en une installation et que la photographie n'était là que pour constater et garder en mémoire. Le recours à ce médium est bien plus que cela: la photographie donne à la fois forme et sens à la composition. Peu importe la question de savoir si l'image est réalité ou fiction, si elle donne dans le vrai ou le faux. L'artiste photographie avant tout pour restituer et partager une émotion personnelle, intime, née de la perception d'un objet, d'un fragment du monde qui l'entoure. Perception signifie point de vue, ou encore angle de prise de vue. En effet, les objets se mettent en place et prennent sens dès l'instant où le bon angle est trouvé, ainsi que la bonne perspective, où la lumière qui les éclaire est juste. Une fois la scène fixée sur le négatif, le photographe ne revient plus sur l'image. Tout doit être considéré en amont de la prise de vue. Il ne s'agit pas là de se conformer à une quelconque déontologie, mais de laisser opérer la magie de l'acte photographique. Comme si l'on avait affaire à un instantané, à une scène qui se produit pour la première fois. Cette sensation est davantage perceptible dans les oeuvres récentes, alors que par le passé, Agnès Propeck concevait des situations sur lesquelles le temps n'avait aucune prise.

 

Il existe un moment juste pour appuyer sur le déclencheur, qui efface d'un coup tous les errements, les fausses routes, le temps passé à concevoir une image et à résoudre des problèmes techniques. Mais il y a aussi un format juste pour exposer l'image sur les cimaises. Un format qui sert la lisibilité du sujet, du propos. Ainsi, la photographie représentant un tas de poussières ne serait guère compréhensible en petite taille. Il en est de même pour la couleur. Son recours est nécessité par la représentation de certaines matières qui ne seraient pas identifiables en noir et blanc. La couleur n'est pas exploitée pour ses qualités plastiques.

 

La photographie d'Agnès Propeck ne comporte pas plus d'effet chromatique que d'effet de lumière ou d'optique : c'est une esthétique de la clarté qui chaque fois s'impose. L'image parle d'elle-même. Nul besoin de titre par conséquent.

 

Gabriel Bauret