Claudine Doury

Jusqu'à mes 17 ans, j'ai vécu dans une petite ville du sud des États-Unis. À 16 ans, j'ai décidé de me faire baptiser dans l'église baptiste du Sud. L'évènement ne fut pas aussi romantique qu'on pourrait le croire et n'avait rien à voir avec l'image d'Épinal du bien-aimé frère religieux à moitié plongé dans une rivière boueuse et brunâtre, apprêté comme à ses plus beaux jours, tandis que le sermon asséné avec force par le pasteur s'entrecoupait des hymnes cadencés d'une foule en délire. Mon baptême fut bien plus strict : je fus plongée dans une cuve stérile de la forme d'une baignoire, cachée derrière un décor bucolique de collines vallonnées sur fond de coucher de soleil dans une subtile palette de bleus, de verts et de mauves. J'imaginais l'assemblée des fidèles qui, à l'exception des plus anciens paroissiens que rien n'aurait pu réveiller, tendaient le cou pour mieux voir la scène, leurs têtes grises et ridées avachies comme de vieilles tomates sur une vigne fatiguée. J'étais là, sans force dans ma robe blanche, attendant que le pasteur ne me plonge dans l'eau. Je sentais le poids de mon âme me quitter une seconde ou deux. J'étais «born again». Aujourd'hui, je me remémore une vie qui n'a pas vraiment exaucé toutes les promesses de cette journée, et me rends compte que, faute d'autre cérémonie d'initiation familiale, cette décision prise arbitrairement à l'âge de 16 ans est, sans doute, le rite de passage que je devais m'imposer. Si «traverser le courant» n'était qu'une étape arbitraire, nombreuses sont les autres expériences, parfois monumentales, souvent banales, qui pointillent ma mémoire. Tout ce que je fis pour atteindre l'âge adulte.


 


Quelles que soient les cérémonies qui l'annoncent, nous devenons toutes femmes ; si la jeune fille survit à l'adolescence, la femme prendra inévitablement sa place. Sasha est l'une de ces jeunes femmes qui font l'expérience d'une transition rapide. Sa mère, la photographe Claudine Doury, la regarde à travers l'oeil de sa caméra et nous sommes tous témoins des étapes que Doury choisit de retracer : les aventures de l'enfant, qui n'est plus si jeune, mais se rapproche des dernières folies de l'enfance. La forêt entoure Sasha et ses cohortes, depuis la fin de l'été jusqu'à la mort de l'année, du vert jusqu'au brun, de la vie jusqu'à la disparition.


 


Nous voyons parfois Sasha couverte d'une poudre laiteuse ou d'une simple robe  blanche, parfois enveloppée dans la neige pure, vierge. Le blanc est symbole de pureté. Et de sacrifice. Les images de l'eau suspendent le temps : Sasha nous apparaît immergée jusqu'aux genoux, puis jusqu'au cou, et enfin, elle suit une amie dans des eaux sombres qui rappellent le souvenir romantique de mon baptême. L'eau, qui normalement nettoie le couteau qui s'offrira au palais, est cette fois un espace de repos pour le regard. Les symboles de Sasha, ou ceux de Doury, sont conflictuels ou indéfinissables : la neige peut être la vérité ou la raideur, la fumée est la transition ou la cécité ; l'eau, dans sa pureté, donne la vie ou la reprend ; les oiseaux nous apportent le savoir ou la maladie. Au cours de milliers d'années de l'histoire humaine, ces couleurs sont devenues porteuses de symboles, les animaux ont pris un tour métaphorique et, enfin, les images se sont faites allégories.


 


Doury nous conduit d'un espace ouvert et organique dans l'intérieur artificiel et stérile du logis, où le rythme est plus rapide et la vie plus pressante. Nous voilà aspirés, avec Sasha, sous une cloche de verre, délicate et transparente, tandis que le monde extérieur « est vide et figé comme un bébé mort, le monde lui-même n'est qu'un mauvais rêve », comme l'a écrit Sylvia Plath. Étrangement, Sasha y repose, les yeux fermés ; dans un inconfortable rejet du monde adulte ou dans le refus de voir ce qu'il adviendra d'elle ? Dans un contraste total avec les descripteurs éthérés de l'enfance : la pureté, l'innocence, la curiosité, la vérité ; Sasha fait maintenant l'expérience de l'introspection, de l'impuissance, du confinement, du sacrifice et de la tristesse : les guerres de transition. L'enfant de Doury se retrouve souvent seule, enfermée ou confinée, dans un placard, enrobée dans un plastique transparent et posée sur le lit ou sous une autre enfant bien plus jeune. Si le poids est supportable, c'est la charge physique et psychologique qui pèse le plus lourd. Quand la surface réflective, de l'eau par exemple, apparaît, elle est atroce.


 


Sasha a beau tout faire pour voir son avenir dans le miroir, elle porte un visage translucide qui la déforme et défie le temps, on se détache d'une surface d'orbes magiques. On a coupé ses boucles blondes pour les placer dans une boîte. Un choeur d'iconographies religieuses ou jungiennes s'achève sur le gros plan d'une Pietà, et l'enfant semble reposer sans vie sur les genoux d'une jeune fille que traverse la lumière rembrandtesque d'une fin de journée. Elle recherche le confort et la sécurité dans de jeunes bras féminins. 


 


Enfin, revoilà la lumière - sans doute en opposition avec l'obscurité, même si la lourdeur reste présente. Nous retrouvons Sasha dans la nature. Elle est sortie de la maison et d'elle-même. Elle tournoie, elle court, elle joue. Comme tant de jeunes filles avant elle, elle est passée indemne de l'adolescence à l'âge adulte. Enfin, Sasha s'en est sortie, non plus seule, mais avec le premier personnage masculin dans ce récit. Nous les voyons de dos, courir vers la fumée et la forêt qui s'étend, au-delà d'eux-mêmes. Si l'histoire n'est pas finie, c'est un chapitre qui se ferme pour Sasha et pour sa mère.


 


L'identité de la jeune fille qui apparaît dans «La Jeune Fille à la perle» de Vermeer fait l'objet de nombreuses spéculations, sans que personne ne sache réellement qui elle est ; d'après Lawrence Weschler, on ne peut qualifier d'archétypal le moindre personnage féminin de Vermeer : « Si elle représente quoi que ce soit, c'est l'état d'unicité humaine, digne de nos propres réponses uniques et individuelles. » Nous pouvons porter un jugement sur Sasha, dans un souhait de donner aux images une signification qui nous est propre ; mais nous ne pouvons définir tout ce qu'est Sasha ou, d'ailleurs, tout ce qu'est sa génération, à partir d'une seule séquence d'images. Elle n'est représentative de rien ni de personne, si ce n'est d'elle même. À partir d'un seul événement à mes 16 ans, je ne pouvais prévoir que j'allais vivre une vie totalement vide de tout sentiment pieux. Il s'agissait d'un événement unique, semblable à une strate géologique vue sur le flanc d'une montagne, une cérémonie révolue recouverte de tant d'autres souvenirs. Ce sont les événements imprévisibles et parfois incontrôlables qui nous forment. Nous pouvons regarder Sasha à travers l'étroite fenêtre de sa vie, que nous avons nous-mêmes construite, mais nous ne pouvons prévoir ce qu'elle deviendra. Le livre la maintient dans l'état permanent de sa vie «ici et maintenant» : elle retiendra sa respiration, elle sera plongée dans une eau crépusculaire, elle perdra son souffle et s'oubliera un instant, avant de se retrouver, prête à vivre une nouvelle vie, qui n'appartiendra qu'à elle seule.


 



Mélanie McWhorter