Céline Cléron

Filer la métaphore


 


La figure d?une jeune fille, fraîche comme un de ces blancs de calices
qui fleurissent au sein des eaux, se montra couronnée d?une ruche en mousseline froissée


qui donnait à sa tête un air d?innocence admirable.[1]


 


Marcus Gheeraerts le Jeune, d?origine hollandaise mais ?uvrant en Angleterre, peint en 1614 le portrait d?une dame de cour, vêtue d?une somptueuse toilette élisabéthaine et dont la main aux doigts gantés et effilés retient nonchalamment un gant de toile fine. Nue, l?autre main est pudiquement dissimulée sous l?un des pans d?une première robe, entrouverte. Un bracelet de perles encercle son poignet. Soigneusement tirée, la nappe qui drape la table contraste avec la composition ouvrée de la parure : la riche broderie du costume de cour, la coiffe de fine dentelle et la collerette translucide qui enserre le cou se détachent sur des plans neutres. L?arrière-plan est uniformément noir. À la droite du personnage, une lourde tenture au ton rouge cadre la scène, dans la tradition du portrait de cour. Une couronne de fleurs printanières nimbe une indication de date : 12 mars 1614. Juste au-dessous, une seconde inscription : No Spring Till now. Cette dernière épigraphe jette un voile de mystère sur ce portrait, le situant dans un moment non encore advenu mais, surtout, le faisant basculer dans une autre dimension, plus dramatique. Elle est proche de l?épitaphe. Pourtant, la peinture commémorerait un mariage, probablement celui de la fille du modèle, elle-même comtesse de Pembroke[2]. Elle se situe dans un contexte de transmission symbolique de la faculté d'engendrer que scelle tradionnellement cet événement. La passation du pouvoir (pro)créateur est une méthode ? confier à autrui ? mais aussi une thématique, aussi évanescente que prégnante, de l??uvre de Céline Cléron.


La bande étroite de tulle que porte la comtesse de Pembroke est appelée collerette ou fraise, mais aussi, depuis le début du XIXe siècle, « ruche », par analogie entre le dessin créé par ces froncements et les alvéoles de la gaufre de cire. La polysémie de ce mot, Céline Cléron la découvre au hasard dans un dictionnaire illustré, juxtaposant le schéma légendé de l?abri aménagé pour les abeilles et le portrait d?une femme arborant une telle collerette. La Régente est née de cette affinité formelle et porte le nom de celle qui se substitue, un temps, à la Reine mère, seule femelle pondeuse des essaims d?abeilles. Quand elle ne préside pas à la perpétuation de la colonie jusqu?à orner symboliquement le manteau impérial, l?abeille incarne l?ouvrière par excellence. Selon un principe qui se retrouve ailleurs et qui lie savamment art et artisanat, Céline Cléron lui délègue la réalisation de l??uvre, qui ici se dessine d?elle-même, du moins selon les lois, parfois hypothétiques, de la nature. Peu à peu, la substance parfumée du miel se love dans les linéaments plissés de l?ornement de corsage. C?est au travers de sculptures, d?objets et, plus récemment, d??uvres photographiques ou filmiques, que s?exprime Céline Cléron, bien qu?elle entretienne un rapport intime avec la peinture. Créée au rythme de la vie de diverses colonies, La Régente vise à devenir une série, un ensemble, au nombre des hommes assistant, fascinés, à La Leçon d?anatomie du docteur Tulp, immortalisée par Rembrandt.


L'artiste s?attelle à déchiffrer, à voir dans les images d?autres images. Une cocotte amidonnée vient, sans effraction, se substituer dans Construction # 1 à la cornette d?une religieuse. La bien-nommée Construction # 2 reprend symboliquement la structure de La Flagellation du Christ de Piero della Francesca, la percée en perspective de l?arrière-plan et la conversation tripartite des personnages au-devant de la scène. Céline Cléron décadre puis recadre, introduit comme une anomalie dans les images.


La rencontre incongrue, chère à Maldoror, gouverne nombre de procédés créatifs de l?artiste, marquée en particulier par Bicycle Seat Covered with Bees de Meret Oppenheim et imprégnée de l?esprit surréaliste. Une image se superpose ou se confronte à une autre, sur le mode de la trouvaille hasardeuse ou bien par réminiscence. Ce que Céline Cléron a lu, ce qu?elle a vu sont autant de sources d?inspiration. Mais aussi les gestes qu?elle a accomplis. Tel le souvenir d?avoir joué enfant à faire des bulles de savon à l?aide d?une clef. « L?esprit qui plonge dans le surréalisme, écrit André Breton, revit avec exaltation la meilleure part de son enfance[3]. » Pour Fabula, l?artiste a symboliquement fait appel à un souffleur de verre, dont la méthode de création présente des similitudes avec le procédé du jeu lui-même. Une bulle s?échappe de l?anneau d?une clef. Toute en verre, par similitude avec la transparence de l?eau, la sculpture matérialise un procédé, sa forme porte en elle ce qui l?a fait naître. Mais parfois, elle se rétracte, l?artiste faisant subir quelque transformation à ses matériaux. Bien qu'elle se présente, aperçue à quelques pas, comme une succession de taches colorées aux contours aléatoires, la série Seules les pyramides ne fondent pas au soleil fait également appel au souffle. Inspirée par des images extraites d?encyclopédies de médecine, de vieux Larousse ou par les ?uvres de l?histoire de l?art, telle la Méduse du Caravage ou quelque danse macabre du XVIIe siècle, l'artiste dessine sur un ballon de baudruche gonflé puis soudainement le perce. Dans cet éclatement, le dessin rapetisse. En un clin d??il facétieux à l??uvre de Philippe Favier, Céline Cléron multiplie ainsi les miniatures, dont le format accroît le potentiel poétique. Dans ce monde-là, le squelette de l?homme donne la main à celui du singe. Mais le processus de réduction comporte aussi une dimension sacrificielle, l?image est littéralement capturée, définie par le geste par lequel le ballon éclate, tandis que la macule qui reçoit le dessin est épinglée tel un trophée.


Les procédés établis ou les conditions posées par Céline Cléron peuvent être des tentatives pour provoquer « quelque chose » mais elles sont aussi, en elles-mêmes, des contenus. Des motifs se détachent, apparaissant parfois en négatif, ceux qui montrent l?action de l?homme sur la nature. C?est le cas du Silence des sirènes, titre emprunté à une nouvelle de Kafka. Frappée par une image présentant un coquillage conique criblé de trous réguliers, Céline Cléron a été conduite à réactiver un procédé mécanique de création des boutons de nacre, qui a persisté jusque dans les années 1950 : elle a obtenu l?autorisation de remettre en marche une machine à vapeur du musée de la Nacre et de la Tabletterie dans la Somme, ancienne usine réalisant des objets en matériaux précieux, machine qui perforait des coquillages et ce faisant débitait des pions de nacre. Photographié sur un fond uniformément noir, le coquillage transpercé provoque un brouillage visuel, les cercles réguliers créés par la machine semblant venir au-devant du spectateur, tels des trous noirs devenus positifs. Cette confusion fondée sur l?absence de matière, Céline Cléron s?en joue lorsque, pour sa participation à l?exposition Merci de ne pas faire la chambre[4] en décembre 2010, elle réalise des patins de feutre équivalents dans leur forme, leur quantité et leur agencement spatial aux trous du coquillage, patins installés dans la baignoire de la chambre d?hôtel, tel le reflet projeté de la photographie. Les patins de feutre isolent et coupent le son comme les trous pratiqués dans le coquillage lui retirent sa résonance, le rendent muet. Et ce silence subi peut être « une arme plus terrible encore que [le] chant[5] » des Sirènes. Kafka déstabilise dans sa nouvelle éponyme la posture héroïque d?Ulysse, auquel les Sirènes opposent l?extinction de leurs voix. Facétieuse parfois, l??uvre de Céline Cléron acquiert une dimension narrative. Elle met en branle l?imaginaire. D?autant que l?artiste se réfère bien souvent à des gestes, des techniques et des objets disparus, qu?elle réactive. L?ensemble de ses travaux se situe dans un temps indécidable.


La présence animale confère ailleurs une dimension satirique à l??uvre. Un bestiaire se déploie qui doit autant à l?univers des fables qu?au topos du « monde à l?envers ». Dans une vidéo de 2004, la chèvre lèche le loup, du moins l?effigie du prédateur, changée en statue de sel. Ce monde sens dessus dessous est tout aussi propice à la démesure. Espiègle, l?artiste convoque des procédés de l?humour imagé, comme l?anthropomorphisation et les jeux d?échelles ou de mots. Ainsi de l??uvre Nature permanente : un saule pleureur subit une véritable mise en plis, gagne tout au moins un certain ressort grâce à de gigantesques bigoudis, tandis que ânes et chevaux se voient, dans Quadrille,anoblis de plumeaux de quelque garde royale, en réalité plumeaux à dépoussiérer. L'objet utilitaire se transforme, se déleste de sa fonction première, il est dénaturé. Une forte dimension ludique infléchit l'?uvre : le jeu peut être un motif, un processus créatif, enfin un état d'esprit. Mais il est rarement une fin en soi. Il ne fait que partager avec l'art un pouvoir de projection, au principe de l'analogie, consistant à voir en tout état des choses d'autres possibilités. Céline Cléron bouscule l?ordre inscrit du monde qui l'entoure, déjoue ou au contraire rappelle avec force détournements les lois de la nature. Et ce, dès lors que le jeu consiste à agir de telle façon dans le but d'obtenir telle ou telle forme ou effet, parfois difficilement prévisible.


+ l?infini procède d?une analogie de formes. L?assemblage d?instruments de mesure, règle et rapporteur d?écolier, légèrement disproportionnés, dessine le hiéroglyphe djet, qui signifie « éternité » et qui correspond à la nuit, pensée comme linéaire. Or la métaphore file car l?image d?un serpent est aussi un des éléments de ce signe, qui surplombe une demi-lune et l?horizon de la terre : si le serpent désigne dans l?Égypte ancienne la mesure du temps, il imprime ses courbes à une règle graduée qui perd ainsi sa rigide linéarité. Rien n?est droit dans la nature. Si ce n?est ce qui a été forgé par l?esprit et la main de l?homme. Dans le même temps, c'est à cette dernière que Céline Cléron confie ses désirs de reconquête de l'enfance, cette nécessité d'en découdre, précisément, avec les habitudes visuelles et les habitudes de pensée.


 


En même temps qu?elle tisse des liens entre les choses, les signes et les images, Céline Cléron déploie une poétique liée à l?apprentissage et à l?initiation. La « petite catastrophe » provoquée dans Seules les pyramides ne fondent pas au soleil crée un changement d?état, ramène l??uvre à un statut nouveau, marqué ici par sa taille. Cette économie de geste est ailleurs confrontée à des savoir-faire, fondés sur la transformation des matériaux : verre soufflé, céramique ou production de miel. Comme l'animal, l?air et le feu sont vecteurs de métamorphoses. Mais la dimension initiatique se retrouve aussi dans les outils, motifs et procédés qui hantent l??uvre : ceux qui ont trait aux métiers de couture. Les Travestis substituent à l?étalon de mesure d?un buste idéal les formes généreuses de quelque mammifère. La réduction des ballons fait appel à un outil qui pique : aiguille, pointe ou épingle. Dans Filature, Céline Cléron retourne comme par conjuration les piquants du cactus contre lui-même, laissant se dérouler depuis ses aiguilles autant de bobines de fil. Instruments à la fois d?attachement et de défense, les épingles sont les éléments d?un rite de passage. L?ethnologue Yvonne Verdier[6] a dégagé toute la symbolique initiatique des travaux d'aiguille, dont les jeunes filles prépubères devaient faire l?apprentissage auprès de leurs aînées et qui marquaient leur accession au statut de femme. Dans ce thème de la passation du pouvoir (pro)créateur, se faufile aussi celui de l'amour. Une tradition populaire, encore en usage au XIXe siècle dans certaines régions françaises, veut que les garçons fassent la cour aux jeunes filles, en leur lançant des épingles, de même que les filles jetaient des fibules dans les fontaines pour s?assurer un amoureux. L?enfilage de l?aiguille, percée d?un chas, est plus symbolique encore de cette initiation sexuelle. Facteur d'accès à un nouvel état, l?aiguille est ce qui pique mais aussi ce qui raccommode, recoud, répare. La Leçon d?anatomie est une leçon de choses. Les épingles servent à attacher ou à fixer des éléments souples. Elles sont, comme le fil qui se déroule, des liens. Trois fils de coton, symboliquement terminés en anneau, s?enroulent autour de pivots qui rejoignent deux moitiés de fossiles d?ammonites, par analogie formelle évidente avec le yo-yo. Ce jeu d?adresse, initialement appelé « émigrette », porte en son mécanisme même sa symbolique, un mouvement de détachement et de retour sur soi-même. Au nombre de trois, ces yo-yo marqués par le processus de fossilisation incarnent pour Céline Cléron les Parques romaines, divinités du Destin. Ces trois s?urs mesurent selon leur bon vouloir la vie des hommes : l?une préside à la naissance en filant, la seconde au mariage en enroulant, enfin la troisième à la mort? en coupant le fil. Intimement nouées, les étapes de l?existence cultivent le mythe de l?Éternel retour. De fil en aiguille, Céline Cléron tisse un écheveau de trajets liés les uns aux autres, son ?uvre dessine une trame imprégnée d?antiques croyances. Elle tend un fil d?Ariane.


Mais qu'advient-il lorsque la couturière ou la fileuse s'empare de l'épingle de l'entomologiste ? Ou bien quand le collecteur d'insectes en vient à planter ses aiguilles dans le bracelet porte-épingles de la confectionneuse ? Mémento amoureux ou vanité ? La délicatesse de la porcelaine de No Spring Till now, de 2007, n?a d?égale que la dimension sacrificielle de son sujet : temps suspendu, à jamais arrêté. Le cours inexorable des choses a été stoppé dans son élan. Abeille, papillon et autre libellule ne connaîtront pas le printemps, ou le connaîtront toujours. Car, dans le sacrifice, il y a nécessairement offrande.


 


Danielle Orhan, mars 2011






[1] Honoré de Balzac, « La Maison du chat-qui-pelote », La Comédie humaine, 1. Études de m?urs : scènes de la vie privée, 1, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1951, p. 20-21.




[2] Cf. Oliver Millar, « Marcus Gheeraerts the Younger : A Sequel through Inscription », The Burlington Magazine, vol. 105, n° 729, décembre 1963, p. 533.




[3] Manifeste du surréalisme, Paris, éd. du Sagittaire, 1924, p. 63.




[4] Merci de ne pas faire la chambre, du 14 au 19 décembre 2010, chambre n°10 du Général Hôtel, République, Paris, Association Dernier Avertissement.




[5] Franz Kafka, Le Silence des Sirènes, in ?uvres complètes II, traductions par Claude David, Marthe Robert et Alexandre Vialatte, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, p. 542.




[6]            Cf. Yvonne Verdier, « Le Petit Chaperon rouge dans la tradition orale », Le Débat, n° 3, juillet-août 1980, p. 31-61.