Pascal Pesez

La peinture comme trajet

L'entaille est le sceau de l'oeuvre de Pascal Pesez. Qu'il mette en jeu les mots, la toile ou son propre corps, l'artiste effectue des césures qui masquent en même temps qu'elles dévoilent dans un rapport constant de tensions-distensions entre le fond et la forme.
Lorsqu'il fend l'espace de son corps nu, lové et suspendu, il réinterprète l'expérience utérine en mettant à jour la pesanteur dans sa verticalité. Il pose que le poids d'un corps né est compris dans cet intervalle entre ciel et terre. Cet acte fondateur alliant l'origine et le devenir de l'homme annonce l'enjeu d'un cheminement pictural guidé par la recherche de l'occupation de cet intervalle profondément humain. Comment s'inscrire dans cet espace tout en gérant la présence physique et organique des corps, du corps que l'on a, que l'on est, de ceux qui nous entourent et qui tous ensemble constituent l'étoffe du monde ?

Centrées sur la densité massive d'un magma coloré, le plus souvent rougeoyant, les peintures de la fin des années 90 font de l'espace de la toile le cadre d'une mise en scène, celle d'une forme qui tombe. Ces "Trophées", surgis de l'intérieur du tableau qu'ils semblent avoir éventré, ont la présence de la chair écorchée. Ils se détachent du fond ténébreux en renflements incandescents dont les contours délimitent la forme de leur apparition. Ce fond obscur est la condition même de leur existence, il s'efface pour les laisser émerger, il ne s'ouvre que pour les dévoiler, dans un déchirement de lumière.

Dès 2000, les effets de contraste entre le fond et la forme tendent à s'estomper, ainsi que la composition des tableaux en plans. Avec les "Làçà", les masses désenflent et s'éloignent progressivement du centre pour venir s'étendre sur toute la surface du tableau. Les zones violacées attestent encore de la présence d'un foyer, mais comme des empreintes affleurant à la surface. La matière picturale se fond dans les nuances de rose et semble se délester de sa charge. Les formes gonflées font place au trait, les marques et les traces tiennent à distance l'interprétation dans sa dimension organique. Le corps est toujours là, mais semble vu de plus loin et comme un prolongement des éléments alentour. La dilution des formes et leur absorption par le fond démultiplient l'espace et prolongent les contours. La matière rosée bouillonne, circule, englobe, elle devient atmosphère. Il ne reste parfois que quelques incisions, n'importe où, au bord, à gauche et alors l'espace suggère.

Depuis 2004, la dimension des toiles excède celle du corps. Dans les "Délices", le format se dédouble et se déploie, les couleurs foisonnent et se mélangent, les brèches se font béances d'où émerge une incontrôlable agitation. Verticalité et centralité basculent et dérivent aux abords, la peinture devient cartographique, dessin du corps et corps du dessin plongés dans la pâte de la matière. Présentés en diptyques, les tableaux se répondent et les formes se répandent dans un va-et-vient rythmé par un axe de séparation immatériel. L'écart entre les tableaux marque une respiration en même temps qu'il creuse un étroit fossé dans lequel les formes semblent s'engouffrer pour ressurgir un peu plus loin. Le parcours de la peinture est ici stimulé par un espacement qui lui permet de conquérir une double étendue de manière non linéaire. Chaque toile s'ouvre elle-même sur un abîme dans lequel les éléments s'emmêlent en une composition baroque. Tissus, eau et feu, routes, prairies, montagnes. Même la mousse nuageuse des alentours se teinte et laisse entrevoir la densité de ses couches successives. La peinture a pris. La fusion du visible et du caché a produit un relief cabossé définissant un territoire élargi à investir dans tous les sens. Le regard plonge. Il n'a plus la distance nécessaire pour évaluer et définir ce qu'il voit car l'image se dilue dans les touches de couleur. Emergence et recouvrement façonnent un paysage pictural en profondeur dans lequel le dessous existe autant que le dessus. La peinture énonce ses passages, faits d'arpentages et d'hésitations. Joignant la ligne à la touche dans une somme de mouvements, le geste, dans son ampleur, semble charrier la matière en admettant l'imprévu.

Dans les dessins, les tracés irréguliers, tantôt appuyés, tantôt partiellement effacés laissent à découvert leurs cernes comme témoignages de leurs fondations et des différentes étapes constitutives. Ils proposent un circuit sensible esquissé par des lignes cassées et ponctué de touches vives. La trajectoire y est incertaine et les impasses nombreuses, comme si l'on nous restituait de mémoire les tours et les détours d'une traversée accidentée. La stratification des sillons met à jour la formation progressive d'une géographie personnelle dans laquelle les débordements et les échappées comptent autant que les lignes directrices. Ces différentes époques du dessin se cristallisent ici en figures, rendant ainsi lisible leur histoire.

Entre repli et dépli, les oeuvres récentes donnent libre cours à des formes impalpables à la lisière du reconnaissable. Les trouées dans le support ouvrent un accès pour un trajet à travers les ramifications complexes d'un entre-deux mouvant laissant percevoir les vibrations d'une réalité en train de se faire.

Célia Charvet, avril 2006.

Philosophe, Directeur Adjointe du 19, Centre Régional d'Art Contemporain, Montbéliard